Depuis bientôt deux mois, les habitants de la Martinique maintiennent leur mobilisation contre la vie chère, exprimant leur frustration face à un système qui perpétue des prix élevés et une qualité de vie difficile comme l'ont montré deux actualités Médiapi (23 septembre et 17 octobre 2024). Pour mieux comprendre les problèmes auxquels l'île est confrontée, nous avons interviewé Thierry Privat, sourd, qui soutient aux mobilisations et est président et fondateur de l'association des sourds en Martinique et qui participe aux mobilisations : « Sourd & Matinik ».
Avant de découvrir l’interview, faisons brièvement un détour sur l’histoire de la Martinique. Colonisée par la France en 1635, elle a ensuite été marquée par l’implantation de l’esclavage au milieu du 17ème siècle. Des Africains y sont déportés pour travailler dans les plantations de canne à sucre. L'esclavage est aboli en 1848, puis en 1946, elle devient un département français d’outre-mer, mais l'influence du passé colonial persiste, notamment dans le domaine économique.
Revenons donc à la période d’aujourd’hui, en demandant à Thierry Privat d’expliquer, à travers son vécu, les mobilisations actuelles.
- (...) avant, pour mon premier centre de formation, j'ai fait des achats coûteux, j'ai accepté cela car cela allait occasionner des profits. Or le problème, c'est qu'il est difficile de faire nos commissions car c'est cher, par exemple l’huile, je n’ai jamais vu un prix pareil, l’huile d’olive est chère, de même que l’eau, il faut compter sept ou huit euros pour six bouteilles, ça me surprend ! Si on prend une production d'eau locale, les prix sont moindres, mais comme ça augmente d’un côté, ça augmente aussi de l’autre alors que c'est produit chez nous !
Je reviens un peu en arrière, l'homme s'appelle Hayot, il possède plus de cent entreprises un peu partout, pas seulement en Martinique, mais aussi en Guadeloupe, Guyane et à la Réunion, un peu à Tahiti et davantage en Nouvelle-Calédonie, et il gère tout cela. Cela signifie qu'il a tout le pouvoir, il est propriétaire de tout, il est également propriétaire de ports et de péages... Il a donc une entreprise pour tout, une entreprise pour le déchargement des bateaux, une autre pour la livraison en camions, etc. C'est lui qui gère tout et qui décide d'augmenter les prix. C'est pour cela qu'on paie des taxes frontalières, en plus que celles qu'il y a déjà, il décide pour ses propres intérêts. Normalement, il y a une légère marge en plus pour les produits importés de France, mais il décide toujours de les doubler, par exemple il rajoute une marge de 200 %, et sans raison ! C'est seulement pour les intérêts de ses entreprises, c'est injuste ! C'est comme si nous redevenions esclaves, puisque la charge de travail augmente et le travail est plus dur ! On fait énormément de sacrifices. Nous connaissons les prix exacts, mais il décide de les augmenter ! Notre objectif est d'enlever tout ça, on veut zéro taxe en plus ! Les prix augmentent oui, mais il rajoute des taxes frontalières, c'est injuste, il y a déjà des taxes frontalières en France, encore ici ?!
Les békés sont des personnes qui descendent des colons français, les entreprises leur sont transmises de génération en génération, jamais à d'autres personnes noires, cela reste dans leur famille et c'est comme ça depuis toujours. Ils conservent jalousement ce patrimoine familial, il leur est même interdit de transmettre à leurs époux et épouses.
Le préfet est issu d'une famille de békés, donc c'est facile pour eux d'être en relation, de même que la police ou les chefs d'entreprise sont békés, donc il y a de nombreuses familles comme ça !
Sur environ 360 000 habitants de la Martinique, les Békés, les descendants directs des colons, représentent environ 1 % de la population de l’île, mais contrôlent une large part de l’économie notamment dans les secteurs de la grande distribution, de l’agriculture, et des biens de consommation importés. Cette situation maintient des inégalités économiques et sociales, renforçant un sentiment d'injustice.
Et qu’en est-il pour les sourds ? Comment Thierry Privat et les sourds suivent-ils les actualités du mouvement contre la vie chère ?
- Les sourds ont des difficultés à suivre les informations données par les syndicats, il y a toujours un décalage car nous lisons les publications un ou deux jours après, ou nous voyons souvent les informations dans des journaux de France métropole, par exemple LCI ou BFMTV. Il y a énormément de titres à propos de la Martinique, mais je préfère voir les informations venant directement de la Martinique. Ici, il y a une chaîne qui s'appelle Martinique la 1ère où il y a des interprètes, les informations sont diffusées l'après-midi vers 13h, mais je ne regarde pas car les interprètes n'ont pas le niveau, ils ne sont pas diplômés. C'est pour cela que je ne regarde pas.
Et comment Thierry Privat a-t-il décidé de soutenir le mouvement ?
- Premièrement, je n'avais pas pensé à comparer les prix, car quand j'ai terminé ma scolarité, je suis revenu vivre ici, je sentais que c'était un monde à part. Quand j'ai commencé à avoir une vie de famille, c'est en faisant les courses que j'ai alors réalisé... Je savais comment c'était en France, c'est totalement opposé, je pensais que l'augmentation était due au prix de l'importation, mais cela a quand même rapidement augmenté, par rapport à la France, il y a un écart, ici c'est le double ou le triple, et pour moi, c'est totalement injuste ! J'ai pris conscience de ça en 2009, mes collègues de travail m'ont informé sur le système en Martinique. En effet, j'ai grandi et été à l'école en France, quand je suis revenu vivre ici, il m'a fallu tout réapprendre, donc petit à petit j'ai eu des informations sur le commerce et la production, de plus en plus en profondeur, et j'avais l'impression que nous redevenions esclaves, mais des esclaves modernes, et totalement invisibilisés puisque ce sont eux qui ont le pouvoir. Et je sentais qu'on me regardait comme si j'étais un esclave. Pour les produits commercialisés ou fabriqués, on est obligés de suivre des règles, on ne peut pas choisir donc on est obligés de changer ça.
Pour Thierry, quelles seraient les solutions pour améliorer la situation ?
- Il est important de changer le fait que la vie soit chère, il est essentiel de maintenir la famille dans un niveau de vie confortable pour que les enfants puissent grandir. Non seulement les enfants, mais nous tous, ainsi que les grands-parents et les personnes âgées qui ont du mal à faire leurs courses ! Ils sont obligés de cultiver des terres pour pouvoir manger. Il faudrait avoir un équilibre entre les commissions et les cultures, mais maintenant c'est impossible, on est obligés de faire de l'agriculture, de faire des efforts pour pouvoir manger. Par exemple, l'huile, le papier toilette, ou d'autres produits sont chers, on est obligés de trouver d'autres solutions et c'est injuste, il est important d'avoir un équilibre.
S’agissant de la politique et de la sensibilisation, je sens que les mentalités sont figées et difficiles à faire changer... Par exemple, je considère que leur pouvoir est colonial, tandis qu'eux considèrent cela normal. Nous semblons être toujours en position d'infériorité, qu'on soit sourd ou non, cela concerne tout le monde. Par exemple, la vie est actuellement chère et ils sont en position de supériorité à cause d'une mentalité qui perdure depuis l'esclavage... Ailleurs, des évolutions ont eu lieu alors qu'en Martinique, cela se poursuit avec une mainmise.
Pour les sourds, c'est à la fois la même chose et différent, nous ne sommes pas inférieurs mais on est toujours en position d'infériorité. Par exemple encore, la métropole oublie souvent l'Outremer, ils disent que non mais en réalité, ils nous oublient. Ils disent qu'ils pensent aux Outremers et le lendemain, ils n'y pensent plus...
Par exemple, quand un événement est organisé, ils ne pensent pas à en informer les associations, comme pour le congrès de la WFD, qui a été accueilli par la France. Je me suis réjoui de cet événement et ai regardé le programme, on n'y mentionnait pas les Outremers... Il n'y avait donc aucun intérêt à y aller, ni pour moi ni pour nous. C’est pour ça que nous avons créé un collectif, pour leur faire prendre conscience de la nécessité de prendre en compte l'Outremer.
Je remarque, en dehors des sourds, que les personnes politiques ou militantes s'allient souvent, cela progresse bien entre la métropole et l'Outremer, ce n'est pas le cas pour les sourds, il faut que cela change maintenant.
Les luttes contre la vie chère en Martinique ne sont pas récentes. La population a connu plusieurs grandes mobilisations, dont celles de 2009 et de 2019, auxquelles ont participé Thierry Privat et d'autres sourds. Ce mouvement actuel souligne la nécessité de réformes profondes pour réduire le coût de la vie et améliorer la situation économique et sociale de la Martinique.
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