À la suite de son expérience sur l’île de la Réunion, Sarah Bègue, professeure sourde de langue des signes, dénonce sur sa page Facebook les discriminations envers les professionnels et enfants sourds dans les établissements médico-sociaux. Ces derniers relèvent du ministère de la Santé, au contraire des classes bilingues de l’Education nationale. Ce témoignage fait écho à notre édition spéciale SMS sur le thème essentiel de l'éducation. Malheureusement, cette réalité des conditions inadaptées pour les professionnels sourds semble loin d'être un cas isolé. Il est fréquent de voir des professionnels sourds rencontrer des difficultés similaires, néanmoins ils restent souvent dans l'ombre sans avoir la possibilité de s'exprimer sur ces obstacles. Sarah Bègue nous raconte avoir été recrutée avant de voir son contrat rompu au bout d’un mois, après avoir envoyé un mail à la direction. Elle y sollicitait une entrevue afin d’obtenir des précisions sur son contrat et de leur faire part d’un constat d’audisme. Un rendez-vous ayant été fixé, elle se préparait à des échanges lorsqu’on lui a annoncé la fin de son contrat. Nous lui avons demandé quelle a été sa réaction à la suite de cette décision et de ses constatations concernant les faits d’audisme.
Interview de 01:35 à 06:40
Sarah Bègue : - J'étais confuse… D'un côté, j’ai bien fait de me retirer et en même temps, j'étais triste face à cette situation affreuse pour les enfants sourds. Garder le tabou ? Je me sentais frustrée et mal dans ma peau… Me taire ? J'y ai beaucoup réfléchi ! J’ai évidemment beaucoup discuté avec mes proches et ma famille, et j’hésitais car ce n’est pas facile de lever le tabou, c’est quand même délicat. Et quand je travaillais là-bas, je dormais mal le soir, faisais des insomnies, je réfléchissais beaucoup, angoissée, à propos de l’audisme, je trouvais cela injuste. En 2024, cela devrait avoir un peu changé, or c'est toujours pareil depuis longtemps. Il y a deux formes d’audisme : il peut être direct ou indirect, la frontière est mince… Soit les professionnels n’en ont pas conscience, soit ils ignorent le vécu des personnes sourdes ou n’ont pas compris les obstacles qu'elles rencontrent dans la société, c’est ça le problème.
Voici un exemple. J'étais dans une classe avec des enfants sourds, il y avait aussi un professeur entendant, qui a été rejoint par plusieurs personnes, ils se sont mis à parler entre eux, et ce, devant les enfants et moi, professionnelle sourde. C’était extrêmement gênant pour moi, car quand j’enseignais devant un public entendant, j'avais à coeur la notion de respect et d'égalité entre sourds et entendants, qu’il était important de signer et que parler était un manque de respect. J'expliquais cela aux personnes entendantes, qui en prenaient conscience. Et là, il s'est passé l’inverse ! Je ne pouvais pas laisser cela se produire, c'était inacceptable pour moi.
Il y a eu autre chose… Par exemple, il est arrivé qu'un professeur dise : « cet enfant sourd parle bien, il faut essentiellement travailler avec lui ! » Et il dit cela devant moi qui suis sourde, donc quel regard pose-t-il sur moi ? En a-t-il conscience ? Je l’ignore. Pour moi, cette situation est embarrassante, c’est comme s’il y avait des « préférences ».
Je donne encore un autre exemple. Dans une classe d'une autre école, car il n'y a pas une école unique pour tous les sourds, les enfants sourds sont dispatchés par groupes dans plusieurs écoles, selon la politique de l’ « inclusion », j’intervenais donc au sein des différents groupes, dont un qui comprenait quatre enfants sourds, tous issus d’une famille sourde. Ils ont été séparés d’autres groupes où l’oralisme domine, on ne les a pas mis ensemble. On m'a dit de leur donner cours et pas aux autres, c’est comme s’il y avait des préférences, il n’y a pas d’égalité, des préférences sont faites. Cette situation me paraît vraiment délicate et inacceptable.
Lors de mon premier jour, une réunion a tout de suite été mise en place avec tous les professeurs, il y avait aussi les éducateurs, les psychomotriciens, les orthophonistes. À ce moment-là, la personne responsable dit qu’elle est désolée car il n’y a pas d’interprète… Ce n'était que mon premier jour et c'était déjà ainsi… L'interprète est essentiel pour permettre un travail de qualité aux professionnels sourds et ce n'était pas le cas, il y avait déjà un obstacle… Il y a eu beaucoup de choses comme celle-là. En maternelle, devant une classe composée d'enfants sourds de 3 ans, le premier jour de la rentrée, le professeur était absent, donc il a été remplacé sur-le-champ par un professeur entendant, qui ne savait pas du tout signer, même pas le minimum ! Ils ont dit que ce n'était pas grave car les enfants sont petits. J’ai mal digéré cette situation, elle ne me semblait pas normale… Imaginez qu’en Angleterre, on embauche quelqu’un qui parle français ? Tout le monde trouverait ça inacceptable car il faut un minimum de compétences ! C'est pareil ici ! Ça me paraissait anormal… Tous disaient que ce n’était pas bien grave, qu’ils sont petits et ne comprennent pas. C’étaient leurs arguments et je ne savais moi-même pas comment y répondre, ils étaient une majorité à le penser, je me sentais seule et impuissante. C'était difficile à vivre. Mon idée est la suivante : au sein d'un établissement spécialisé, il faut que les directeurs et l'équipe sachent au minimum ce qu'est être sourd, c’est important car rien qu'avec le mot « audisme », on peut changer les mentalités pour améliorer les conditions de vie. Mais là, c'était le contraire, ils préféraient l’éviter. Cela signifie-t-il qu’on laisse la communauté et les professionnels sourds être mal dans leur peau, et ce, pour toute leur vie ?! Ce n'est absolument pas normal ! Il se mobiliser ! Comment ? Il faut y réfléchir… Les professionnels entendants doivent comprendre le vécu d’une personne sourde, c'est la base. Ils ne devraient pas venir POUR les enfants, ils devraient travailler AVEC eux ! Je constate que la majorité viennent POUR eux, ce qui les met à distance et cela se répète encore et encore depuis des années, c'est toujours le cas aujourd'hui et c'est anormal !
Le témoignage de Sarah Bègue met en lumière une forme de discrimination alarmante : l'audisme. Ce terme désigne les discriminations issues de la croyance qu’une personne est supérieure parce qu’elle entend. Pour en savoir plus, vous pouvez retrouver un article approfondi sur notre site internet. Dans les commentaires du post Facebook de Sarah Bègue, Pascal Marceau, membre de la commission Discriminations de la FNSF, indique avoir piloté un groupe de travail sur les discriminations, qui a abouti à un rapport de 400 pages, comportant de nombreux témoignages, notamment de professionnels sourds. Ces formes de discriminations sont sources de souffrances, aussi bien pour les professionnels sourds que les élèves sourds. En cours de validation pour une publication à la fin du premier trimestre 2025, ce rapport pourra apporter des arguments solides afin de réformer l’éducation des enfants sourds. Nous avons contacté la commission Éducation de la FNSF, elle nous précise qu’elle encourage les professionnels sourds à les contacter pour témoigner ( education@fnsf.org ), afin d’avoir des retours d’expériences plus récents et de montrer que ce grave sujet est toujours d’actualité.
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